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La moraline
15 novembre 2013

Par un après midi humide (suite)

En ce milieu d’après-midi, une froide bruine entoure les bâtiments plantés d’une façon géométrique, au plus pratique et sans soucis d’esthétique.

À quoi bon s’en être soucier ?

La grande baie vitrée laisse filtrer une lumière blafarde qui semble se préoccuper d’être au diapason avec l’idée que l’on se fait en générale de la banlieue.

Dans le salon, les meubles récupérés de différentes successions se mélangent à d’autres, achetés dans de grandes enseignes spécialisées dans la vente de mobiliers qui ne prend pas le temps de vieillir. Le sol est d’origine. Des petits carrés de lamelles de chêne ayant gardé les nombreux stigmates des locataires précédents recouvrent la dalle de béton.

Lydia augmente le volume déjà élevé du modeste appareil qui a bien du mal à restituer un son d’une qualité honorable. Peut-être que lui aussi souhaite être au plus près de la réalité du moment. Un rap à la mode envahit l‘espace. Un adolescent se lamente sur son existence avec une voix respectant sans se forcer, l’accent que l’on se doit d’avoir lorsque ses parents n’ont pas eu l’idée de faire partie de la grande bourgeoisie (qui, il faut l’admettre, se trimballe aussi une manière de parler qui dépasse bien souvent la limite du soutenable. Comme quoi). Les filles reprennent en cœur le refrain, sans oublier d’appuyer celui-ci des gestes qui accompagnent et marquent la fin de chaque phrase.

Les bras se mettent alors en action, désignant un interlocuteur invisible, ils se mettent à bouger de manière saccadée en se pliants légèrement, les mains invectivant cet autre transparent, ce font menaçantes juste ce qu’il faut, histoire de se donner un genre pas trop commode. Le majeur et le médium tournés vers la paume de la main, l’ensemble est secoué, un peu comme si la personne voulait se débarrasser, d’un coup plus ou moins sec, d’une mouche indésirable. Une des filles se lève alors, tourne légèrement la tête et se donne un regard de rebelle. Elle achève sa parodie de la « bad girl » en pliant ostensiblement les genoux et en ramenant ses bras vers l’intérieur de son corps, les mains plates cette fois-ci, comme dans un combat de karaté. Son postérieur bien rebondi marque la cadence en se roulant de la droite vers la gauche, pour enchainer sur un rythme saccadé des hanches qui se portent de l’avant vers l’arrière. Elle marque des temps d’arrêt lorsque sa vulve devient le point central de la chorégraphie. Elle ne manque pas de souligner cette pose en caressant l’intérieur de ses cuisses, tout en effectuant une grimace à mi-chemin entre une figure menaçante et un rictus de contentement.

La plainte collective s’achève au bout des trois minutes trente-trois secondes qui régissent (plus ou moins) ce type de gémissement commercial. Une série d’annonces publicitaires hurle les mérites des derniers singles devant être coûte que coûte à la mode et les places de concert disponible pour venir voir et écouter l’icône du moment pour des milliers de jeunes.

Pendant que Prisca s’attelle à la fabrication du chichon demandé par sa cousine, Sophia débute ses explications. Elle y met la forme, histoire de ne pas choquer son auditoire. En fait, elle compte énormément sur les réactions des cousines. Dans une certaine mesure et sans trop se l’avouer, elle cherche à avoir leur assentiment. Les confidences de son amie l’ont troublée et elle éprouve le besoin de raconter cet événement.

- «  Ma copine vient juste d’avoir vingt ans. Il y a deux ans, elle a regardé une émission à la télé qui parlait des petites annonces que les gens mettent sur des sites. Ils vendent du matos, des maisons, plein de trucs. C’est un truc de ouf (fou) tellement sa marche. Alors, comme elle avait des bricoles qui lui servaient à rien, elle a fait plusieurs sites. C’est là qu’elle a découvert qu’il y avait des rubriques de rencontre. Elle a fouillé dedans et a essayé de comprendre ce que les filles cherchaient. »

- « Tiens, ton oinje (joint) est prêt. T’as plus qu’à l’allumer » dit Prisca à sa cousine en lui tendant l’objet.

Le volume de la conversation est élevé en raison du brouhaha que la radio émet.

- «  Elle s’est aperçue que très peu de filles recherchaient un mec pour faire sa vie avec. En fait, il y avait pas mal de nanas qui proposaient des massages et autres machins de ce genre. » Continue Sophia.

- « Putain, j’ai plus d’shit !» S’exclame Prisca.

- « Tiens, prends dans ma sacoche » s’empresse de répondre Sophia de peur de perdre l’attention de son petit auditoire.

La jeune fille brune se dépêche de répondre à l’invitation et se sert avec componction de l’hallucinogène.

- « Oui, alors elle finit par lire des annonces recherchant des soumis. » Reprends Sophia.

- « Tu veux que je t’en roule un ? » la coupe aussitôt Prisca.

- « Oui s’il te plaît. Sur les annonces, elle remarque qu’il y a des filles qui recherchent des mecs soumis. Les gonzesses proposent des services bien spécifiques et elles précisent qu’il n’y a pas de rapport sexuel. » Continue Sophia.

Tout en s’appliquant à rouler les cigarettes, Prisca ne perd pas une seule information. Lydia se risque à une question :

- « Ben alors qu’est-ce qu’elles proposent ? »

Lydia est une jeune fille de petite taille et ronde ce qui ne veux pas dire grosse. Ses jambes courtes avec des cuisses épaisses portent un fessier d’une forme prononcée très agréable au regard. Son ventre plat est surmonté d’une poitrine imposante et orgueilleuse sur laquelle les hommes se plaisent à poser leur regard. Son cou en harmonie avec la partie supérieure de son corps porte un joli visage. Des yeux en amande gris bleu le fendent de part et d’autre d’un nez aquilin qui descend sur des lèvres finement dessinées surplombant un petit menton. La couleur de ses cheveux est un mélange de blond foncé avec des touches de dégradé plus claires, l’ensemble coupé au carré. Elle se donne du mal pour paraître désirable. Plus jeune, l’obésité la plongeait dans la honte. Les regards l’enfermaient vivante dans sa carapace de graisse. Les enfants de son âge l’appelaient la tortue, parce qu’une fois tombée au sol, elle avait les plus grandes difficultés à se remettre debout, un peu comme le reptile une fois posé sur le dos. La comparaison s’établissait également sur la taille de ses jambes et le manque de rapidité dans ses déplacements. Aujourd’hui, son corps s’est transformé à force de travail.

- « Voilà. J’ai fait une liste des prestations qu’elle offre. Prisca, tu me passes mon sac ? »

Prisca qui en est à son cinquième bédo depuis le début de l‘après-midi accuse une légère torpeur. Ses petits yeux marron d’une incroyable finesse en témoignent de par cette expression si particulière au toxicomane qui débute son voyage. Elle tend l’objet à la cadette du groupe, mais son poids l’a fait légèrement choir et il termine sa course aux pieds de la conférencière.

Celle-ci plonge la main dans la poche en tissu et en ressorts un carnet. Elle l’ouvre et s’arrête sur une page écrite à l’encre violette.

- «  Bon, je vous lis : gode, insulte, humiliation, crachat, pincement des tétons, balbulsting, fessée, gifles, piétinement, facesiting, fétichisme des pieds et uro sous certaines conditions. Voilà. »

Le regard des deux cousines est totalement différent. Dans l’esprit quelque peu embrumé de Prisca, certains mots la laissent dans l’expectative, surtout ceux à consonance anglo-saxonne. D’autres comme fessée ou gifle la font sourire. Mais aucune des phrases prononcées par Sofia ne la laisse indifférente. Lydia pressent que quelque chose en elle mute. Quoi ? Elle n’en a pas l’ombre d’une idée.

- « Dis donc, t’es sérieuse là ? » Interroge Prisca ?

- « Ben oui ! J’te jure qu’elle propose tout ça ! » Confirme Sophia.

- « Mais elle trouve des mecs ? Et puis elle a appris où ? Et face-truc, balbu-machin c’est quoi ? Y-a un kemé (mec) là-dessous, c’est pas possible ? » Interroge Lydia.

- « Non, non, y-a pas d’mec ! Elle a regardé des films pornos de SM et elle a adapté à sa manière. L’idée géniale c’est qu’il n’y a pas de cul – jamais – sur la vie d’ma darone ! Les kemés sont trop cons. Ils sont excités comme un tas de puces à l’idée de se faire maltraiter par une jeune ! Ils bandent de se faire malmener et de payer pour ace (ça). Elle ne se déshabille même pas. À la limite elle se met en sous-tiffe (soutien-gorge) et seulement pour un ou deux habitués elle se met en culotte. C’est tout ! C’était un peu difficile au début, mais maintenant ça roule. » Affirme Sofia.

La toupie des pensées de Lydia est à plein régime. Depuis toute petite, elle se donne l’impression d’appartenir, en quelque sorte, au genre masculin. Peut-être est-ce dû au rejet et à la méchanceté des filles pendant une bonne quatorzaine d’années ? Le fait est, le goût du risque l’habite. Cette ordalie plus prégnante chez les garçons, anime sa manière d’être au monde. Casse coup, ne se laissant pas en raconter elle se montre capable de répondre physiquement au cas ou la parole ne jouerait pas son rôle de médiation. Paradoxalement, elle cajole son corps au maximum de ce qu’il peut lui rendre en terme de féminité. Et puis, à l’inverse de Prisca, elle n’est plus vierge depuis l’âge de 15 ans. Elle a vu le loup et son aboiement ne la pas fait fuir… bien au contraire.

- « Mais elle gagne combien ? » Demande-t-elle ?

« Alors, il faut savoir qu’elle continue ses études et qu’elle reçoit dans un studio qu’elle partage avec une colocataire. Ça lui permet de payer une partie du loyer entre autres. Elle fait une grave sélection dans ses clients. Au début, elle filtrait en fonction de ses critères, maintenant, comme elle dit : ‘’ je sens ceux qui vont être chiants’’. Je peux pas vous dire combien exactement elle se fait, mais elle m’a donné ses tarifs. Cinquante euros pour trente minutes et cent euros pour une heure. Elle gagne pas mal de tune en très peu de temps ! Sans forcer, elle m’a fait comprendre qu’elle peut gagner deux mille euros en une vingtaine de jours, c’est son minimum ! Surtout que maintenant elle a ses réguliers qui prennent des rendez-vous bien à l’avance… »

Prisca atteint progressivement un état de sérénité qui l’apaise des maux qui taraudent son rapport aux autres depuis toujours. Impulsive et à la limite de la paranoïa, elle ne souffre pas d’être prise pour une « baltringue » selon son expression. Les quatre cents coups, elle les a faits sans connaître François Truffaut. Ses parents divorcés n’ont jamais su comment faire avec elle. Bornée dans ses pensées, elle n’arrive pas ou très difficilement à entendre les conseils de ses proches. Sa sœur jumelle a cessé depuis longtemps de tenter de la canaliser. Peut-être que sa cousine arrive de temps à autre à lui faire prendre conscience de certaines choses. Est-ce leurs surcharges pondérales qui les ont rapprochées ? Le fait qu’aujourd’hui, à force de s’être encouragées mutuellement, elles aient atteint un objectif : celui de ressembler au plus près aux filles qui font la une des clips vidéos et des journaux à ragots ? La finesse de son esprit est loin d’être à l’image de celui de son corps, qui à bien y regarder, développe des courbes, qui font se retourner le péquin moyen, même si il est père de famille… Donc, Prisca est dans un de ces moments où l’activité de ses neurones, sous le coup des interférences de la substance psychoactive, lui permet sereinement d’apprécier la conversation, sans avoir à intervenir sous le coup d’une pulsion ayant tendance à protéger son moi d’une phrase suspectée de lui porter atteinte.

- « Ta mère la pute ! Deux mille euros ? » S’exclame-t-elle rêveuse…

- « Oui et encore, c’est le minimum. Quand elle a envie d’avoir plus de fric, elle s’arrange avec son emploi du temps et relance ses annonces sur internet. Elle a deux téléphones. Un pour un usage courant et le deuxième pour les affaires. Si elle est pas dispo, elle le coupe et ne répond aux messages que des réguliers. Les autres ils se démerdent. »

- « Elle fait ça où tu as dit? » Demande Lydia.

- « Au début à l’hôtel que le client devait payer en plus de la prestation. Maintenant, elle s’arrange quand sa coloc est absente pour recevoir ses réguliers. Rarement elle se déplace chez les types. À oui, avant de débuter, elle avait rencontrée une femme, une vielle de 50 ans, qui avait accepté de la rencarder sur la domination. Il paraît qu’elle était super sympa. Elle lui avait expliqué qu’avec l’âge, elle souhaitait plus trop se faire sauter. Elle avait remarqué que les types lui demandaient souvent de faire des trucs avec ses pieds. Petit à petit elle s’est spécialisée dans le fétichisme des pieds. Elle a toute une panoplie de bas, collants et chaussures qu’elle utilise en fonction de la demande. Elle lui a aussi filé des tuyaux pour d’autres trucs que les hommes aiment particulièrement, comme se faire mettre des doigts dans le trou de balle, ou se faire titiller les seins, se les faire tordre. »

Sophia regarde à travers la fenêtre la fine pluie qui embrume la tour qui se trouve en vis-à-vis. Il lui semble que les deux filles accrochent à son argumentaire, mais il manque quelque chose, un « je-ne-sais-quoi » qui finirait par la convaincre, elle, de sauter le pas, de passer à l’action.

 

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